L'agence YVES ROUBY ARCHITECTURE développe une approche théorique visant à replacer la question constructive au coeur de conception spatiale, en mêlant connaissances objectives et concepts constructifs, tirés des domaines connexes à l'architecture comme la physique, la géométrie, la biologie ou la pensée scientifique. Selon cette approche, contraintes et données techniques peuvent constituer l’origine d’une réflexion à part entière, permettant non seulement de dépasser les formes construites traditionnelles (conceptualisations techniques), mais aussi de retrouver le contact physique de la matière et des éléments (expérimentations matérielles).
Toute la question architecturale se trouve résumée dans cette liaison intime entre espace, matérialité et construction.
Pour une critique du minimalisme asensoriel et de l’aliénation constructive
Depuis le début du XXème siècle, l’architecture occidentale a suivi une trajectoire constante qui l’a conduit d’une posture ornementale à une esthétique toujours plus minimale, suivant en cela l’évolution des arts graphiques, passés en quelques décennies du réalisme à l’abstraction. Portée à l’origine par le mouvement moderne (less is more), prolongée aujourd’hui par le minimalisme suisse ou l’architecture immatérielle, malgré les tentatives utopistes « environnementalisantes », « mégastructurantes » des années 60 et 70, cette évolution s’est accompagnée d’un lent effacement des problématiques constructives, la matière se réduisant à la seule surface texturée qu’elle présente à l’œil de l’observateur, et l’architecture au respect d’une posture graphique, dogmatique et dépouillée.
Accompagnant cette réduction esthétique, la problématique constructive, dans ses composantes essentielles (structure, façade, thermique, acoustique), s’est progressivement effacée du champ de la réflexion théorique. Après la résurgence, à la fin de XIXème siècle, d’une pensée structuraliste portée par la redécouverte du gothique, définissant l’ordre architectural par la construction, l’architecture est entrée, à l’époque moderne, dans l’ère de la production industrielle des biens. Portée par l’avènement des techniques de fabrication à grande échelle et de matériaux aux propriétés nouvelles (béton armé), la théorie moderne a énoncé la séparation des éléments constructifs traditionnels (structure/façade, fondations/superstructure), provoquant simultanément une révolution profonde du langage constructif (indépendance des éléments constitutifs du bâti au travers des pilotis, du plan et de la façade libres) et incidemment une simplification, un appauvrissement du langage architectonique, en ce sens que les constituants techniques du bâtiment, à partir de cette époque, sont pensés indépendamment les uns des autres, sans prise en compte de leurs interactions possibles et de leur cohérence constructive globale. A l’exception de quelques figures notoires (Aalto, Breuer, Wright, Kahn) chez qui cette cohésion originelle existe puissamment, les éléments constructifs, et notamment la structure, vont poursuivre leur autonomisation au cours du XXème siècle (la multiplication et la complexification des techniques aidant), et se réduire progressivement à leur forme technique élémentaire (dont la conception, échappant à l’architecte, est entièrement confiée à l’ingénieur), sortant ainsi définitivement du champ de la réflexion architecturale, celle-ci se réduisant peu à peu à la définition d’intentions formelles (prises de lumière, ouvertures, nature des revêtements, forme de la masse bâtie), qu’il revient ensuite à l’ingénieur de rendre constructibles en trouvant les systèmes constructifs adéquats. L’acte architectural, que cette dissociation a rendu progressivement indifférent aux questions techniques (structure, thermique), se trouve ainsi dépouillé de l’une de ses composantes essentielles, la dimension constructive.
Parallèlement, depuis le début des années 90, l’émergence des problématiques environnementales (au sens large du terme, c’est-à-dire englobant la thermique, l’acoustique, la lumière, etc.) a eu pour effet paradoxal, bien qu’elle porte essentiellement sur des données physiques, d’enfermer plus encore l’architecte dans un rôle de compositeur graphique, la complexification et la multiplication des domaines techniques allant en s’accentuant et le privant graduellement, en raison de son déficit de connaissances, de l’ascendant conceptuel qu’il se doit d’exercer sur les autres membres de la maîtrise d’œuvre pour préserver la cohérence du projet architectural.
L’histoire de la construction au XXème siècle se résume ainsi selon nous à la manière dont une forme de minimalisme, asensoriel et aconstructif, a progressivement dévoré l’architecture, au point d’en faire un art ascétique, souvent privé d’ancrage physique et matériel. En France plus particulièrement, où l’enseignement met l’accent sur la projétation, la première des compétences essentielles de l’architecte, au détriment malheureusement d’une autre de ces compétences, tout aussi essentielle, la connaissance de la matière et des techniques de construction, l’architecte a perdu la science artisanale du fabriquant, de l’homme qui construit, et se réfugie de fait, face aux exigences de l’exécution et des travaux, dans une posture purement esthétique, qui parachève son exclusion des considérations concrètes.
Fort de notre expérience technique (formation d’ingénieur généraliste, à l’école des Ponts et Chaussées), et considérant que le minimalisme est une forme de restriction, d’appauvrissement du geste architectural, nous souhaitons développer l’idée d’un UTILITARISME CONSTRUCTIF, qui s’inspire des principes développés par Jeremy Bentham, en les appliquant au champ architectural.
Nous définissons dans la suite les attendus de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF en 3 points :
1. THEORIES DE LA CONSTRUCTION
Partant du postulat que l’architecture et la construction constituent un seul et même corps, spatialité et matérialité une seule et même problématique, l’idée première de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF consiste à refaire de la construction, du mode de mise en œuvre, de la matérialité, etc, le centre gravitaire de la démarche conceptuelle. Rompant avec l’aliénation constructive dont est victime l’architecture contemporaine, celle-ci ayant été notamment initiée par l’enseignement Beaux-Arts et la pensée moderne, la dimension matérielle de l’architecture y réinvestit simultanément les champs théorique et spatial, en développant des concepts d’espace tirés de la réalité technique de la construction, tels que la monomatière mutante, l’hédonisme matériel, la spéciation et le quasi-ordre constructif, l’hybridation ou l’hypertrophie architectonique, les atmosphères architecturales, l’habitus bioclimatique, la discrépance acoustique, etc. Le projet architectural se constitue autour d’idées constructives unificatrices qui réunissent les problématiques technique et spatiale en une seule et même intention, matérielle et poétique.
2. REAPPROPRIATION CONSTRUCTIVE
Le deuxième aspect de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF vise à considérer l’ensemble des aspects techniques de la construction dans leur totalité comme matériau d’investigation architectural (sans limiter cette réflexion à la structure ou la façade). En envisageant les interactions nécessaires entre composantes techniques et spatiales dans le cadre bâti, l’UTILITARISME CONSTRUCTIF rétablit le lien défait entre catégories constructives, qui s’est affirmé progressivement à partir du début du XXème siècle, et permet aux thématiques techniques contemporaines (modélisation informatique, thermique, acoustique, etc.) de réinvestir le champ architectural. Le mode constructif (parois lourdes / isolation par l’extérieur / ossature à remplissage / etc.), la typologie structurelle (poteaux-poutre / parois porteuses / grande portée / etc.), la stratégie thermique (exposition et gestion des flux solaires / compacité et ponts thermiques / zoning thermique intérieur / masse inertielle thermique / etc.), ou encore l’acoustique (espaces réverbérants ou absorbants / géométries non-orthogonales / volumes épurés ou saturés / etc.), n’apparaissent plus comme des données constructives indépendantes, étrangères à la perspective architecturale, mais deviennent des paramètres interagissant dans le cadre d’une cohérence spatiale globale, dont elles contribuent à définir le sens, à partir des contraintes programmatiques et contextuelles.
3. CONSTRUCTION PERFORMATIVE
L’approche développée dans le cadre de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF est fortement marquée par l’absence de dogmatisme esthétique ou matériel, son principe consistant à fixer le concept technico-spatial en fonction du contexte (orientation, géographie, exposition, programme, etc.). Plus encore, dépassant la seule idée d’une adaptation aux données locales et contingentes du projet, l’aspect central de la démarche mise en œuvre consiste à réaliser l’espace au travers de la construction, en considérant que le choix des variables matérielles (structure, thermique, mode de construction, etc.) doit conditionner, en le maximisant, l’effet architectural recherché. La construction, pierre angulaire de la composition, constitue le vecteur performatif de l’espace, celui qui réalise son effet, renouant ainsi avec une forme de réalité constructive, celle-ci étant dorénavant non plus entendue dans sons sens traditionnel restreint (la structure) mais dans son acception large (l’ensemble des données constructives)..
Avec l’UTILITARISME CONSTRUCTIF, nous souhaitons renouer avec une approche qui considère le versant matériel de l’architecture comme une source originelle du geste architectural, susceptible de nourrir et d’alimenter la réflexion conceptuelle, spatiale ou esthétique, et qui réintroduise la notion d’un plaisir physique de l’espace, basé sur les ambiances, la matérialité ou l’expérimentation sensoriel des milieux.
Nous développons dans la suite 3 notions développées dans le cadre de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF.
L’UTILITARISME CONSTRUCTIF promeut une démarche conceptuelle centrée sur la construction, adaptée aux contraintes programmatiques et contextuelles. Alors que l’approche commune a toujours assimilé la construction à un ordre architectonique régulier, rythmant et scandant la composition architecturale, nous développons ici l’idée d’un QUASI-ORDRE CONSTRUCTIF, empruntée au champ scientifique de la cristallographie, selon lequel il peut exister un ordre à l’intérieur d’un motif non complètement répétitif.
Appliqué à la construction, cette notion de QUASI-ORDRE libère le système constructif d’une logique purement rationnelle et économique, en abandonnant l’idée de trames ou d’éléments constructifs strictement répétés, mais en laissant ces derniers s’infléchir au contact des contraintes programmatiques et contextuelles : trame non-régulière, variations des natures d’isolant (opaque et/ou transparent), hybridation d’éléments de structure ou de façade, etc. Cette approche, tout en assumant une forme de « vérité matérielle », qui met en avant sans l’habiller le système constructif, génère une esthétique de l’irrégularité relative, qui n’est cependant ni un pure geste graphique, ni une post-recomposition ornementale, mais au contraire l’expression directe de la construction, du programme et du contexte.
Au travers de l’idée de QUASI-ORDRE CONSTRUCTIF, nous proposons de réenvisager les rapports entre architecture et construction, cette dernière ne se limitant plus à l’affirmation d’un ordre géométrique autonome, mais devenant au contraire le support premier de l’espace et du programme, dont elle constitue ainsi l’expression des singularités.
La deuxième notion mise en œuvre par l’approche UTILITARISTE et CONSTRUCTIVE est celle d’un hédonisme des matières construites, rappelant en ce sens les réflexions de Reyner Banham (« Architecture du milieu bien tempéré »), l’architecture sensorielle d’Alvar Aalto, ou les travaux plus récents de Peter Zumthor et de Philippe Rahm, qui replacent chacun la perception des espaces au centre de leur démarche architectural.
Rejetant l’idée d’un minimalisme ascétique des formes, source habituelle d’austérité, voire d’antifonctionnalité, l’UTILITARISME CONSTRUCTIF développe l’idée d’un plaisir sensoriel de l’espace, obtenu par son expérimentation physique, au travers des ambiances et de leur perception par les sens (toucher, température, chaleur, fraîcheur, ombre, acoustique, lumière, matière, etc.). L’architecture n’est plus le lieu seul d’une représentation ou d’une esthétique spatiale, mais redevient un milieu occupé, perçu et climatique, stimulant les sens de l’occupant.
La poétique sensorielle, teintée de technicité et d’intuition formelle, est alors susceptible de prendre corps dans l’objet architectural.
Troisièmee dimension de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF, le concept d’HABITUS BIOCLIMATIQUE, qui désigne la propension formelle d’une construction à présenter un caractère bioclimatique, témoigne des relations toujours spécifiques entretenues par le bâti - et plus particulièrement par sa morphologie - avec son environnement, en postulant entre eux un rapport étroit d’équilibre, énergétique, climatique et écologique.
Au delà de la notion contemporaine de HQE, le terme d’HABITUS, emprunté simultanément à la science des matériaux et à la sociologie, dans lesquels il recouvre des idées de morphologie, de manière d’être, de capital, etc., traduit la volonté systématique de constituer le volume construit au travers du prisme bioclimatique, la forme, dans ce cas, étant non seulement la conséquence de la fonction, mais aussi celle des climats, intérieur et extérieur (la forme épouse le climat). A une époque marquée par l’essor des questions environnementales, qui selon nous n’ont pas encore donné lieu à l’émergence d’un véritable style « vert » à part entière, la notion d’HABITUS BIOCLIMATIQUE a pour objectif de replacer la problématique écologique, en tant que problématique constructive, à l’origine de la conception architecturale, en faisant découler la forme de la stratégie bioclimatique, faisant ainsi émerger un sens et une poésie spatiale nouvelle, telle qu’il a déjà été possible d’en observer dans les travaux de Jean Prouvé (Maison Sahara ou Tropicale) ou du collectif Archizoom dans les années 60-70.
Définir et organiser l’espace architectural par les relations climatiques entretenues avec l’extérieur (disposition des percements et des vues, modes de ventilation, répartition des espaces selon l’orientation, captation des flux extérieurs, étanchéité, épaisseur et position de l’isolation), c’est générer une architecture de « l’environnement tempéré », notion définie par le critique Reyner Banham, une architecture de la sensation physique, d’états climatiques adaptés ou conditionnant la fonction, d’équilibres physiques avec l’environnement.
Au travers des 2 notions de QUASI-ORDRE CONSTRUCTIF et d’HABITUS BIOCLIMATIQUE, l’approche développée par l’UTILITARISME CONSTRUCTIVE redéfinit la question architecturale au travers du prisme de la construction, à une époque où cette dernière connaît des développements importants dans les champs matériels et environnementaux, en proposant à la fois une esthétique de l’informel, inédite en tant que basée sur la construction, et une ambition environnementale formelle, dans laquelle la morphologie découle du climat, témoignant d’une volonté nouvelle d’intégration du bâtiment dans son environnement.
Plus encore, nous pensons, au travers de l’UTILITARISME CONSTRUCTIF, que contraintes et données techniques peuvent constituer l’origine de réflexions nouvelles, permettant non seulement de dépasser les formes construites traditionnelles, mais aussi de retrouver le contact physique de la matière et des éléments : pensons l’architecture, non comme un acte conceptuel déconnecté des préoccupations techniques, et moins encore comme la simple résultante des contraintes constructives, mais comme un geste de conception spatial dans lequel la dimension technico-constructive serait apprivoisée, appropriée, fondue dans un mouvement unissant l’intuition et la matérialité.
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